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L’entrepreneur et la prise de décision (II) : entre Bergson et l’intelligence artificielle

Parce que la théorie économique classique ignore la notion d’incertitude, elle peine à trouver une place adéquate à la figure de l’entrepreneur. Le problème corrélatif à celui-ci est alors la modélisation de la prise de décision.

Cet article a été publié dans la Revue Banque 895, septembre 2024, p. 22-23, mis en ligne le 23/08/2024. Lecture [en ligne] ICI.

Le mode de décision réel des entrepreneurs semble ne pas correspondre aux représentations de la théorie de la décision. Pour le dire autrement, les théories disponibles échouent à rendre compte du fonctionnement de l’entrepreneur qui leur paraît atypique, tant dans leur engagement dans l’incertitude que dans leur façon de décider.

La vision dominante de la prise de décision associe la décision à des choix qui peuvent être formellement détachés des préférences et des croyances de ceux qui doivent prendre une décision. Mais avec les entrepreneurs, il semble difficile de différencier nettement les objets du choix du processus de choix lui-même et de considérer que leurs préférences sur des situations futures incertaines seraient isolables du processus même de résolution de l’incertitude qui les obscurcit. Il y a un écart entre les cadres théoriques de la décision et la manière dont les entrepreneurs prennent effectivement des décisions dans la vie de tous les jours.

Dans ce contexte, la relecture de Bergson apparaît pertinente. En effet, pour Bergson, le choix n’est pas l’application d’une décision mais d’une expérience de découverte de l’incertitude en cours de route. La réflexion de Bergson semble mieux représenter la façon dont les entrepreneurs prennent des décisions.

L’apport de la réflexion de Bergson

Dans son livre Choix rationnel et vie publique. Pensée formelle et raison pratique [1], Emmanuel Picavet présente l’intérêt de la réflexion de Bergson dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience pour penser différemment la théorie de la décision.  La critique bergsonienne est la suivante. « L’acte, avant d’être accompli, ne l’était pas encore » et « l’acte, une fois accompli, est accompli », c’est-à-dire que le temps n’est pas de l’espace. L’application de la réflexion de Bergson à la question de la décision pourrait se traduire par l’idée que la théorie de la décision, telle qu’elle est développée aujourd’hui, confond temps et espace. La réflexion de Bergson pourrait élargir la théorie de la décision aux situations vécues par les entrepreneurs.

La façon dont Bergson pense le processus de décision apparaît plus proche de la vie des entrepreneurs. Pour Bergson, il ne s’agit pas d’imaginer que les décisions doivent se prendre entre des situations futures projetées comme telle indépendamment du processus pour les faire émerger. Cette façon de penser la décision représente en réalité une réduction spatiale de la décision, sans aucune temporalité ni un processus d’engagement dans le temps. Dans cette représentation, il existe un risque d’obscurcir la compréhension du problème en le présentant comme une délibération dans un espace d’états connus, une sorte d’oscillation dans l’espace entre les choix. Dans la théorie de la décision, cette oscillation a été identifié à la décision elle-même. La théorie de la décision telle qu’elle s’est développée a privilégié cette représentation globale et générale. Bergson y voyait une réfraction du temps dans l’espace, une « transcription spatiale de la décision ». Pour lui, la décision s’apparentait davantage à un processus d’engagement de toute la personne dans le temps de l’action. Il existait une relation intrinsèque entre décision et conscience. La conscience de l’entrepreneur est entièrement engagée dans le processus de décision.

Pour Bergson, l’idée que l’on puisse se décider en fonction de choix exprimés dans un tableau des possibles (en statique) ou par un arbre de décisions (en dynamique) relève d’une illusion trompeuse sur la réalité de l’être humain. Le schéma spatial de la décision ne recouvre aucune réalité. Toute théorie fondée sur cette représentation ne serait qu’une fiction dangereuse qui nierait la caractéristique humaine de l’être humain. L’utilisation d’une telle représentation de la décision revient à reproduire artificiellement un « dédoublement de notre activité psychique dans l’espace ». Pour Bergson, cette erreur est soutenue par des conventions de langage, une cristallisation mentale provoquée par l’usage du langage, le résultat d’un mauvais usage du langage. Ainsi les débats sur la théorie de la décision sont faussés dès le départ et les entrepreneurs ne s’y retrouvent pas. Leur langage n’entre pas dans celui de la théorie de la décision.

Il est important de comprendre que la critique de Bergson n’est pas une critique de plus sur les faiblesses d’un modèle qui serait inapte à prendre en compte la réalité complexe de l’entrepreneuriat mais qui pourrait être amélioré par des adjonctions appropriées, ce qui se pratique couramment en économie, sciences de gestion, sciences politiques etc. Ce n’est pas une question de simplification abusive de la réalité. Cela renvoie à quelque chose de plus fondamental, l’intégration de la conscience, ou son manque, dans le processus de décision dans l’action. La prise en compte de la dynamique de l’activité psychique, dont on a vu qu’elle est importante pour l’entrepreneur, ne peut être modélisée par des représentations de résultat final qui l’évacuent.

Le danger de l’IA

Avec le développement de l’intelligence artificielle (IA), la routinisation algorithmique des processus de décision formatés par la théorie dominante de la décision tend à faire disparaître le rôle de la conscience dans l’acte de décider, en réduisant l’individu à une machine qui décide selon un résultat final détemporalisé. L’oblitération de la conscience dans les modèles de décision empêche l’agent qui décide d’exprimer sa personnalité profonde qui ne peut entrer dans un processus mécanisé détemporalisé. L’une des conséquences de cette évolution est de rendre les environnements de travail de plus en plus artificiels afin que les salariés, les dirigeants comme les managers, se conforment de mieux en mieux aux algorithmes de décision. Faute de disposer de salariés artificiels, on artificialise les environnements de travail.

Les entrepreneurs ne se retrouvent pas dans ces dispositifs. Car ils vivent dans leur chair la décision. Pour eux, décider se vit comme un processus incarné d’un engagement de toute la personne – par son désir – dans le brouillard de l’inconnu. De plus, ce désir n’est pas un désir d’enrichissement mais une libido créative, un désir d’aller vers l’inconnu qui est en lui-même susceptible de faire bouger les états du futurs projetés dans un cadre classique de la théorie de la décision. Pour l’entrepreneur, la décision est une expression de son identité, de son désir et de sa conscience en action. Son choix est une expérience qui se découvre en cours de route. Comme le disait Napoléon, à la guerre « on s’engage et on voit ». Cette façon de penser le choix réhabilite la valeur des compromis, tant au niveau institutionnel qu’au niveau individuel, dans le sens d’avoir à faire un compromis avec ses valeurs (politiques, morales, religieuses etc.) dans un choix qui peut paraître non optimal en regard des raisons « objectives » d’agir.

[1] Emmanuel Picavet, Choix rationnel et vie publique. Pensée formelle et raison pratique. Presses Universitaires de France, 1996. Voir en particulier p. 21-52. Voir aussi l’article présenté en novembre 2022 au symposium de la Société des amis de Bergson de Tokyo, « Decision-making in Données immédiates and the artificial dimension of choices », In Search of Time and Free Will, Tokyo, Novembre 2022.

 


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Christian Walter (16 septembre 2024). L’entrepreneur et la prise de décision (II) : entre Bergson et l’intelligence artificielle. EpistemoFinance. Consulté le 19 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12b2m


Christian Walter

Actuaire agrégé, chercheur en philosophie et sciences sociales, spécialiste des représentations du hasard en finance et dans les modèles de risque / Fully qualified actuary, academic researcher in philosophy and social sciences, specialised in the representation of chance in finance and risk models

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